lundi 14 juillet 2014

LE BARBIER DE BUITRAGO

Ça y va dans les musées… succès total, files d’attente plus longues que la filmographie de Rocco Siffredi, la peinture se consomme. A vrai dire, c’est une consommation de grande surface. Faut que le musée soit grand, qu’on rentabilise l’entrée, qu’on voit plein d’œuvres estampillées premier choix, comme chez le boucher. Louvre, Prado, Offices, Orsay ou Guggenheim, l’amateur autoproclamé cherche le volume.

C’est idiot. C’est idiot pour de multiples raisons dont la moindre n’est pas que toutes ces œuvres ont déjà été reproduites des milliers de fois, dans des centaines de livres et qu’on les connait. Ne me dites pas que c’est pas pareil. Lequel d’entre tous ces « amateurs éclairés » est capable d’apprécier la manière dont le pinceau ou la brosse ont travaillé ? Poser la question, c’est y répondre.

C’est idiot parce que c’est long et épuisant. Si vous y traînez des enfants, vous êtes sûrs de les dégoûter de la peinture pour le restant de leur vie. Au bout d’une heure, ils commencent à se plaindre, à chercher les toilettes, la cafeteria. Mettez vous à leur place : ils s’en foutent, eux, de la manière dont Goya peignait les mains. Quizz : si vous êtes allé au Prado, avez-vous remarqué la manière dont Goya peint les mains ?

Partez à Madrid et, au lieu d’aller faire la queue au Reina Sofia, prenez une voiture et suivez la N-1 jusqu’à Buitrago de Lozoya. C’est à une soixantaine de kilomètres, peut-être un peu plus. Il y a, à Buitrago de Lozoya, un Musée Picasso qui vaut le voyage (si vous aimez vraiment Picasso, bien entendu). C’est le musée du barbier de Buitrago. L’histoire vaut la peine.
Il y avait à Buitrago,à la fin des années 1920, un jeune barbier, jeune et communiste. Personne ne sait plus ce qu’était alors un barbier en Espagne. Tous les matins, des dizaines d’hommes venaient se faire raser de près, rafraîchir la coupe de cheveux et partager les nouvelles du jour. Le barbier était le centre névralgique de la vie sociale.
Puis Franco vint et le barbier se vit obligé de quitter sa terre natale. Les vaincus, même barbiers, ont toujours tort. Réfugié politique en France, le barbier resta barbier et s’installa à Vallauris.
C’est là qu’il rencontre Picasso. Deux Espagnols, deux réfugiés politiques, deux progressistes, ils ne pouvaient que s’entendre. Picasso adopte le barbier qui sera dès lors en charge de ses poils. La rumeur affirme que Picasso avait des oursins dans les poches et préférait payer son barbier avec des dessins, des lithos, des céramiques. L’histoire officielle affirme qu’il s’agissait d’une part de cadeaux, d’autre part d’achats par le barbier à des prix préférentiels consentis par le Maître. J’ai un faible pour la première version, ça va de soi.

Et donc, le barbier amasse une collection d’œuvres de son copain. Parce que, forcément, ils étaient devenus copains. On le sent bien dans les œuvres présentées, il y a une connivence, un amour partagé de l’Espagne et des toros, une vision du monde, des hommes et des femmes. Après quoi, le barbier, Franco enfin mort, revient s’installer dans son Buitrago natal et il y installe sa collection dans son Musée Picasso qui est moins un hommage à l’œuvre qu’un hommage au copain. Je ne sais pas pourquoi, en visitant ce musée, j’ai pensé à cette phrase : « C’était un copain d’enfance que j’ai rencontré à trente ans ». Je ne sais pas pourquoi, il y planait l’ombre du peintre, bien plus qu’au musée homonyme du Marais parisien. On peut y passer une bonne heure, mas o menos comme disent les indigènes, et puis se balader dans le village, aller boire un coup sur une terrasse.

Un truc dont je suis sûr, c’est que s’il s’agissait d’une collection regroupée par une des femmes de Picasso, on en parlerait plus. On tiendrait un discours sur le peintre et les femmes, sur l’impact des femmes dans l’œuvre d’un grand peintre et autres banalités destinées à lier les femmes et le génie créateur. Personne ne veut admettre qu’un homme, peut-être plus encore un homme comme Picasso, est toujours plus fidèle à ses amis qu’à ses femmes ou ses maîtresses. On ne divorce pas de ses amis et leur impact sur la création a de fortes chances d’être plus durable et plus profond qu’une relation plus…, disons plus horizontale. Surtout quand l’ami est un barbier armé d’un rasoir auquel on tend régulièrement sa gorge. Il vaut mieux être sûr de sa fidélité car il est plus douloureux d’être égorgé que cocu.

Tout ceci étant dit, vous n’irez certainement pas à Buitrago de Lozoya. Vous irez au Prado voir les Majas et le Pélélé du grand Francisco. La « grande » époque de Goya. Ce faisant, vous ferez l’impasse sur la période française et vous ne verrez aucun des deux poignants autoportraits aux lunettes, dont l’un se trouve à Bayonne et l’autre à Castres. Le premier voisine avec le célébrissime portrait de Napoléon par Girodet, le second est accompagné d’un superbe Sorolla et de la première œuvre attribuée avec certitude à Velasquez. « Petits musées » ?
De Madrid, vous reviendrez vite à votre point de départ, vous ne ferez pas le détour par La Corogne dont le musée abrite deux toiles rescapées de la première exposition de Picasso. Le môme avait treize ans et était déjà en pleine possession de ses moyens. De La Corogne, un saut à Lugo vous aurait permis d’admirer l’une des plus belles collections de peintres espagnols du XIXème siècle avec Sorolla (encore), Madrazo, Fortuny. Tout ceci à l’étage, car, au rez-de-chaussée, il y a la collection de torques celtes en or la plus importante d’Europe. « Petits musées » ?

Oui, petits. Des prix d’entrée dérisoires, pas de file d’attente, un personnel disponible et bavard, une tranquillité absolue, un vrai bonheur. Pas de cafeteria non plus, le bistrot voisin en tient lieu. Une boutique réduite au strict minimum et qui ne prend pas les cartes de crédit. Un bonheur de visiteur.

Je sais. C’est pas rentable. C’est plein de kilomètres, d’heures dépensées pour peu d’œuvres, peu de valorisation sociale : « j’étais à Castres », c’est moins sexy que « je suis allé au Guggenheim ».

Etes vous certains d’aimer la peinture ?

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