dimanche 15 décembre 2013

LA CONSTANCE

« La constance, c’est pour l’industrie....et les maris ».

La phrase est de Françoise Etchebarne, tout là-haut à la Madeleine. Françoise produit certainement le meilleur ardi-gasna du Pays basque. Pas Ossau-Iraty, elle ne veut pas du label. Elle aime pas le cahier des charges. On est train de choisir un fromage. Ça prend du temps. Elle me fait goûter. Tous ses fromages sont différents. La date, la sèche, l’été qui avance trop vite. La grande grange surtout où sèchent les fromages. Chez Françoise, acheter un fromage, c’est un acte sérieux.

Je pensais à elle hier, en relisant Aragon. Dans Les Beaux Quartiers, les clients d’un restaurant spécialisé dans le bœuf miroton, félicitent le patron un soir où la recette est particulièrement bien réussie. Ce qui signifie, a contrario, qu’il y a des soirs où c’est moins bon. Avant, c’était comme ça. Tu pouvais bouffer dix fois le même plat dans un restau et bouffer dix plats différents. Subtilement différents. Parfois pas trop subtil. Tiens, le mec qui te sert deux fois la même omelette aux cèpes, méfie toi. L’omelette aux cèpes, ça dépend des cèpes et d’un jour à l’autre, ils sont jamais pareils.

Là, je parle du restau de base, celui du plat du jour. Avant, quand tu voulais une constance dans la qualité et le goût, t’allais chez un étoilé, par exemple Laporte au Relais de Parme, l’aéroport de Bayonne. C’était le temps où il y avait des restaurants étoilés dans les aéroports. Aujourd’hui, vas chercher à Roissy, tiens.

Remarque, c’était aussi le temps où tu mangeais au wagon-restaurant, avec des serviettes en tissu, des plats chauds servis par des serveurs en nœud papillon, des vrais plats, style rôti de bœuf sauce madère, avec pommes allumettes et salade de saison. La nourriture de la SNCF aujourd’hui te permet de donner une définition de la démocratisation.

La démocratisation, c’est passer du meilleur pour certains à la merde pour tous.

Pour vouloir que la nourriture ait le même goût d’un jour sur l’autre, il faut être mononeuronal. Ou être fils de la cantoche. C’est ce qui m’angoisse d’ailleurs, chez les jeunes critiques gastronomiques. La plupart sont des fils de la cantoche, alors, forcément, ils s’enthousiasment vite. Quand tu sors de Sodexho, même Métro paraît bon. Les copains de mon âge, ils ont pas l’enthousiasme hyperbolique. Ils bossent sur les différences, pas les ressemblances.

La constance, c’est inhumain. Il y a quelques années, je bossais pour le plus grand guide touristique français (pas Bibendum, l'autre). J’avais une bonne petite adresse, en Soule, le genre de restau où j’allais manger les truites avec mon grand-père, quand les truites étaient pêchées et non élevées. Et une année, patatras ! avalanche de lettres de lecteurs pour se plaindre du lieu. La situation était simple. Arnaud, le patron, était en train de crever d’un cancer. L’hôpital était à 100 bornes et, tous les jours, sa femme allait le voir pour l’aider dans son inutile bagarre. En attendant, elle avait refilé la cuisine à leur fils, élève-cuisinier à Biarritz, dix-huit ans à peine. Le môme, il était largué. On lui avait collé la toque de Papa, Papa qui allait mourir. Rien n’avait changé, ni la carte, ni les produits, ni les fournisseurs, mais il était en train de couler.

Enlever le restau du guide, c’était enlever 20 à 25% du CA et achever une entreprise quasi-centenaire. C’était ajouter la faillite au veuvage.

D’un autre côté, je ne pouvais pas ne pas être honnête vis-à-vis des lecteurs qui me faisaient vivre. Et donc, je suis allé sur place, j’ai vu la future veuve, j’ai vu le môme. On a parlé. Après quoi, j’ai écrit mon texte. Pour cette petite dizaine de lignes, j’ai sué sang et eau. Si je me souviens bien, ça commençait par « Après quelques mois de mauvaises surprises, la situation s’est redressée… » ou quelque chose comme ça. C’était un pari, j’avais la parole du môme qu’il allait le faire. Et il l’a fait.

Cuisiner, c’est mettre l’humain en avant. L’humain qui a des hauts et des bas, des emmerdes, un gosse malade, des joies, des moments d’enthousiasme, des jours où tout va bien, toutes ces choses qui font que le miroton sera bon ou loupé, que les jours ne se ressemblent pas et que les amours sont changeantes. C’est ça qui fait le bonheur, ces petits changements qu’on analyse ou qu’on constate, quand on disait à la patronne : « Fais gaffe, ton mec il doit être amoureux, il force sur le sel… » et que tout le monde se marrait.

Comme disait Kipling : Si tu veux que demain ressemble à aujourd’hui, va te faire foutre mon fils…

Ho ! toi tu veux qu’aujourd’hui ressemble à hier. Ben non, connard, les changements sont toujours différents. Par nature.

On en reparlera…

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