lundi 12 août 2013

LES INVISIBLES

C’est un terme d’économie. Vous ne l’entendez jamais, vu que c’est quasiment un gros mot. Ça désigne tout ce qu’on ne peut pas compter mais simplement apprécier ou évaluer. Le black, par exemple. Par définition, on ne le connaît pas. Personne n’envoie à son inspecteur du fisc une fiche du black réalisé dans l’année. Et donc, on l’estime. Y’a des modèles mathématiques pour ça, dont tout les experts assurent, la main sur le cœur, qu’ils sont fiables. Le plus connu est celui du professeur Hallalouche, de l’Université du Caire. Une estimation Hallalouche est une estimation satisfaisante.

Ça ouvre des horizons quant au discours qu’on nous sert sur la grande distribution ou les chaines de restaurants. C’est pareil.

Ils créent des emplois. FAUX. On sait ce qu’ils créent comme emplois, c’est en général annoncé à coup de communiqués de presse triomphants. Mais, en face, personne ne peut apprécier les emplois qu’ils détruisent ne fut ce que parce que la création est immédiate et la destruction retardée. Il faut quelques années à un petit commerçant pour disparaître et licencier son personnel. On ne sait pas non plus ce qui est détruit au niveau de la production, de la distribution, des transports. Car ça détruit aussi dans les secteurs connexes.

Un exemple : voici trente ans, les petits épiciers du bas-Adour étaient livrés par des grossistes en épicerie : Coopérateurs de l’Adour, Pébarthe, Ader, ils étaient quatre ou cinq, chacun avec une douzaine d’employés dont des chauffeurs qui partaient en tournée tous les matins pour livrer des commandes parfois étiques. Au-dessus, il y avait les entrepôts généraux qui assuraient le stockage et la livraison pour les producteurs. Quand t’es producteur de biscuits à Montauban, tu ne livres pas Bayonne tous les matins. Tu entretiens un stock-tampon chez un dépositaire qui livre le grossiste qui livre l’épicier. Au bout du bout, ça fait du monde pour que l’épicier de Oeyregave puisse vendre à Madame Lafargue sa bouteille d’huile de tournesol.

Tout ça coûtait, tout ça était lourd à gérer, mais tout ça créait des emplois et générait de l’activité. Comme c’est inappréciable, on doit avaler le discours de la grande distribution qui, à grand renfort de modèles mathématiques, explique qu’en matière d’emploi leur bilan est positif. Tellement positif qu’en trente ans, on a gagné trois millions de chômeurs. Mais pas dans le commerce, s’esclaffent les experts qui refusent de prendre en compte les emplois délocalisés et les fermes abandonnées. Ne comparons que ce qui est comparable. C’est vrai ça, on est entre gens de bonne compagnie, que diable !

Ils paient des impôts. FAUX. Les études les plus récentes, relayées abondamment par la presse indiquent à l’envi que, plus une société est importante, plus elle manie les outils d’optimisation fiscale. Le différentiel est approximativement de trois. Ben oui. Quand pour un CA donné, un petit commerçant paye trois euro d’impôts, la grande distribution en paye un ! Et donc, objectivement, elle paie des impôts, on peut pas dire le contraire. Pas assez, mais bon, quand t’es malin….

Ils génèrent de la richesse. FAUX. Ils captent de la richesse ce qui n’est pas la même chose. Un territoire donné produit une richesse liée à son activité, à sa production, à son administration et aux salaires et appointements encaissés par les habitants. Cette richesse, jadis éparpillée entre des milliers de petits commerces est désormais regroupée en quelques mains. Mieux (ou pire), il faudrait tenir compte des effets pervers.

Un exemple : il suffit de faire le tour des supermarchés de Saint-Jean-de-Luz, port de pêche en complète déshérence, et de regarder la provenance du poisson. La grande distribution a tué la pêche artisanale. Mais là, encore, difficile à apprécier, ce ne sont pas les mêmes catégories statistiques. D’un côté le visible, de l’autre l’invisible.

Ajoutons que l’épicier de quartier entretenait son tissu économique, faisait refaire son garage par le maçon du coin et achetait sa nouvelle bagnole au garagiste du quartier. Désormais, l’argent collecté à Anglet sert à construire des supermarchés à Sao Paulo. Et les territoires s’appauvrissent.

Toutes ces petites anecdotes, c’est assez trivial. Ça ne fait pas un discours cohérent présentable sur Power Point. C’est juste des histoires de gens, de villages moribonds, de vie qui se barre. Ça ne rentre pas dans de belles et bonnes catégories statistiques. Ça vous a un côté « le bonheur est dans le pré », jardin d’Eden et âge d’or. Je le sais bien, mais in fine (pardon, au final) le résultat est là.

La grande distribution s’est implantée en jouant sur les ressorts de la nature humaine. Un peu de paresse (c’est chiant les courses), beaucoup d’ego, un poil de radinerie et un certain désir d’indépendance (ils ferment pas à 20 h, eux, j’y vais quand je veux). Ne nous leurrons pas : la messe est dite.

Du moins peut-on en faire le bilan avec trente ans de recul. Les citoyens sont de plus en plus nombreux à renâcler, souvent pour d’autres raisons, écologiques, gastronomiques, etc… Mais le retour en arrière (qui n’est pas une régression, voir les tramways, par exemple) prendra au moins autant de temps. En attendant, il va nous falloir vivre avec une industrie déliquescente, une agriculture exsangue et un chômage exponentiel.

On va pas rigoler, moi je te le dis.

On en reparlera….

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