jeudi 29 novembre 2012

CHEZ CAFÉ

J’entre chez Café. Stupeur ! y’a un mec au comptoir. A ma place. Juste à ma place.

Chez Café, faut dire que c’est un bistro. Le vrai nom est écrit sur la façade : Bodega Ibaia, mais personne ne le connaît. On va chez Café. Café, il s’appelait Café avant de tenir un café. Il s’est toujours appelé Café vu qu’il a une tâche de naissance sur le corps, comme une tâche de café.

Café, c’est l’Auvergnat de Brassens. Un cœur plus gros que ça, un amour immodéré pour les chanteuses mexicaines et un goût certain pour les petits vins de propriétaires, surtout de Rioja et terres adjacentes. Avant d’avoir un café, Café travaillait chez Bréguet. Il construisait des avions. Pour dire le vrai, il ajustait des fuselages de Caravelles. Un avion qui n’est jamais tombé. Il aime le travail bien fait, Café.

Et donc, il y a un mec à ma place au comptoir. Chez Café, c’est un vrai bistro, c’est à dire un territoire. Au bout du comptoir, il y a Michou. Toujours. A côté, c’est Txomin. C’est obligé qu’ils soient côte à côte ou face à face. Sans ça, comment ils feraient ces deux-là quand l’un démarre une jota aragonaise et que l’autre doit lui répondre, les yeux dans les yeux. Chaque voix à sa place et les paroles qui s’enchaînent, c’est pas possible si on se regarde pas. Moi, je suis derrière Txomin. Je sais, quand il s’écarte, que le duel de chant est terminé et qu’on va pouvoir se mêler à la prochaine chanson. Sur le banc, à droite, c’est la place de Jojo, toujours assis à cause de ses jambes lourdes d’artériosclérose. Gorka, il est mieux à l’autre bout du comptoir. C’est un superbe ténor, Gorka, il a besoin de place quand il s’exprime et qu’il défie Txomin. Entre eux, il y a une rivalité bienveillante et il leur faut cette distance.

C’est comme ça en hiver. Mais là, on est en juillet, et un mec a pris ma place. Je m’approche et je lui demande poliment d’aller se mettre ailleurs vu qu’il est à ma place. Le mec, il est sidéré. Une chaise, une table, il comprendrait. Mais au comptoir, c’est no man’s land pour lui. Premier arrivé, premier servi, comme dans un bistro parisien. Il le proclame avec son accent de mec qu’a pas d’accent. « Fallait arriver avant, mon pote ». Txomin se retourne, Jojo se lève, ça va faire vilain. Mais, en bon patron, c’est Café qui devance tout le monde.

« Bon. Mon pote, comme tu dis, ici t’es chez moi. Tu m’as acheté un verre de vin. Tu m’as pas acheté de l’amour, ni le droit d’exister, ni le droit d’être ici ou là. Alors, le verre, je te l’offre, tu le bois et tu dégages. Ou alors, c’est moi qui te dégage ».

Le mec, il est pétrifié. Il comprend pas. Il peut pas comprendre. Il croyait qu’avec un euro, il avait droit à autre chose que son verre de Sonsierra. Qu’il allait pouvoir écouter, se mêler, se fondre dans un groupe. Il comprend pas que son euro ne peut pas lui servir à acheter tout ça, notre histoire, nos soirées d’hiver à comparer les mérites respectifs de Chavela Vargas et Maria-Dolorès Pradera, notre amitié. Il a acheté une consommation, comme on dit. Le droit de consommer, pas d’exister juste parce qu’il paye. De nous, il ne connaît rien. De lui, il ne nous apprend rien.

Il m’a laissé ma place. Il est allé s’asseoir à une table avec son verre. Et puis, longtemps après, il est revenu me parler. Il voulait comprendre. Alors, je lui ai expliqué. Il est parti sans rien dire.

Il est revenu le lendemain, et les jours d’après. Il ne s’est pas intégré, pas vraiment. Il était juste en vacances, de passage. Un soir que les Gitans sont venus, Café a fait comme toujours. Il a fermé le bistrot, en ne gardant que les copains, les Gitans et leurs guitares. Soirée privée. Quand le Parisien s’est levé pour sortir, il lui a posé la main sur l’épaule « Toi, tu restes ». Le mec, il doit encore en parler de cette fin de nuit.

C’est pas difficile de s’intégrer, pourtant. Un jour, j’ai amené chez Café mon copain Vincent. Encore un Parisien. On lui a fait une place, on a bu des coups. Et puis Vincent est parti pisser car le txakoli, à forte dose, c’est diurétique. Il est revenu aussi sec, il s’est approché de Café, lui a parlé à l’oreille. Ils ont eu une discussion à mi-voix mais avec une gestuelle parlante. Et Vincent est reparti avec une ventouse déboucher les chiottes. Comme on fait pour rendre service à un copain. Forcément, il a aussi sec gagné sa place au comptoir. J’ai revu Café, dix ans après, retraité. « Comment il va, Vincent ? » a été une de ses premières questions.

J’allais chez Café quand j’étais au plus bas de ma forme. Raide comme pas un. Je mangeais l’un des plats du jour que sa femme Coco mitonnait dans une cuisine grande comme un mouchoir de poche. Quand j’allais à la caisse, la réponse était invariablement la même. « C’est payé, t’inquiètes pas ». Et il m’offrait un verre de plus, un qu’on partageait les yeux dans les yeux.

Je crois qu’il nous a tous beaucoup aimé.

Chez Café, j’ai compris la culture du bistrot. Un bistrot, c’est un territoire, un lieu pour géographes. Un territoire avec une société. Ce n’est pas vrai que ça reproduit la société extérieure vu que ça fonctionne par affinités et donc, par exclusion. Tout le monde ne va pas dans tous les bistrots. Un bistrot, c’est un patron, comme un chef d’orchestre, il définit la partition, il garantit l’harmonie. Il choisit et d’abord, il choisit ses clients. Bien entendu, il y a des patrons plus ou moins sélectifs. Ça dépend de leurs besoins financiers. Un gros con avec un gros portefeuille reste un gros con. Y’a des patrons qui voient la recette et des patrons qui voient un mec qu’ils laisseraient pas entrer chez eux. Et le bistro, c’est chez eux.

Le patron du bistro, il choisit ce qu’il met au mur et la musique qu’il passe, les vins qu’il sert et à qui il les sert. Malgré les innombrables textes pseudo-littéraires sur le sujet, le patron de bistro, il vend pas d’amour et il ne remplace pas le psy. Il vend des consommations. S’il a pas envie de m’écouter, il est en droit de me le dire. Par contre, moi, client, si je veux qu’il m’écoute, c’est à moi de faire un effort, de m’adapter, de lui donner envie de m’écouter. Ou de me virer si je l’emmerde.

Mais, meeeh, bêlent les moutons de la communication, le client est roi. Exact. Il est roi dans l’échange commercial. Il peut juger le vin pas à son goût, ou trop cher, ou je ne sais quoi. Or, l’échange de paroles n’est pas un échange commercial, c’est un acte social. Pour beaucoup de patrons de bistro, l’écoute du client, c’est juste un moyen d’augmenter la recette : parler assoiffe. Pour une minorité, ceux que j’aime, c’est autre chose, l’envie de définir un lieu. Par conversations successives, on écrème, on élimine, mais dans le même temps, on agrège, on construit. Pierre après pierre, client après client, on invente une sorte de famille dont les membres ont à se dire des choses. On construit une société, on définit un territoire.

A dire vrai, étymologiquement, le commerce, c’est ça : un partage, avec ce Cum initial qui signifie « avec ». Même que ça a dérivé : avoir commerce avec une femme, ça veut dire « baiser ».

Sauf qu’aujourd’hui, dans le commerce moderne, on est plus souvent baisés qu'on ne baise.

On en reparlera…


mardi 20 novembre 2012

PICOLER A L'EUROPEENNE

Je me suis penché, par curiosité, sur la fiscalité européenne de l’alcool. C’est édifiant. Et je vais être obligé d’être un peu chiant.

D’abord, y’a un terme qui me fait frémir. Outre la TVA, le vin, mais aussi le tabac et autres joyeusetés qui nous permettent de survivre, le vin supporte un droit d’accise. C’est un mot que j’ignorais bien qu’il soit au dictionnaire de l’Académie. Ça désigne un impôt féodal, disparu, mais remis au goût du jour par la Commission de Bruxelles pour traduire l’anglais excise. En français, on avait déjà excision, alors on a ressorti accise. L’étymologie, c’est « couper ». Pour le clitoris, ça s’explique. Pour un impôt, un peu moins. En principe, l’accise, c’est pour des raisons de santé. Alors, on coupe le plaisir.

Et donc, le droit d’accise a été codifié par Bruxelles, avec l’aval de nos eurodéputés à nous. Ça commence par un classement. Les grandes catégories, c’est (1) bière, (2) vin, (3) autres produits fermentés, (4) produits intermédiaires et (5) alcools.

Vous affolez pas : c’est juste des noms pour classer en fonction du degré alcoolique. Le vin, c’est moins de 15°. Entre 15 et 22°, « produit intermédiaire ». Et « alcool » au delà de 22°. Inutile de dire que c’est un classement très con. Pour Bruxelles, un porto ou un Jerez, c’est pas un vin. Un vin cuit, c’est pas un vin non plus. Le Malibu, avec ses 21°, c’est pas un alcool. Qu’est ce que tu crois ? Chez Pernod-Ricard, les mecs, ils connaissent la loi. Leur bibine, ils l’ont collée dans la bonne catégorie. Pas un degré qui dépasse.

Le classement des bières, j’ai pas tout compris. La bière, c’est pas un truc pour moi. Trop de liquide pour le nombre de degrés. J’aime bien la picole efficace.

Pour le vin, Bruxelles divise : vin tranquille et vin mousseux. Les bulles, c’est pourtant pas primordial, c’et juste un mode de vinification. Regarde les taux, avant de dire des conneries. Les bulles, c’est le luxe. Si tu mousses, tu douilles. Même le cava ou la clairette de Die ? Même.

Pour être honnête, la Commission, sur les vins, elle est pas chienne. Aucun impôt obligatoire et européen. Chaque pays choisit son accise. Les Italiens et les Espagnols sont les plus raisonnables : 0 €, rien, nada, niente. La France met la pédale douce : 3,60 € l’hectolitre, soit 0,027 € pour un flacon de vin tranquille. Les bulles, c’est plus cher : 8,92 € l’hectolitre, quelque chose comme 0,05 € par roteuse. Après, y’a les luthériens, les nordiques, les qu’ont pas de vignes. Eux, ils y vont pas avec le dos de la cuillère. Les Anglais, ils collent 295 € de taxes à l’hectolitre de vin tranquille, soit 2 € la bouteille. Les Danois, les Irlandais, les Suédois sont dans le même ordre, en dessous du record finlandais de 312 €. Les Irlandais, ils aiment pas le champagne, ils te collent un impôt de 524 € par hectolitre. J’ai une explication : le dernier bateau qu’ils ont baptisé au champagne, c’était le Titanic !

Je veux bien qu’il s’agisse de lutter contre l’alcoolisme. Moi, ça me paraît surtout férocement protectionniste : j’en produis pas, alors je frappe.

Même topo pour les produits intermédiaires : l’accise minimum est à 45 €. La France l’a fixée à 180 €, l’Espagne a 55, l’Italie à 68, le Portugal à 64, la GB à 393, avec encore un record pour la Finlande à 625 €. Même punition, même motif. Les pays qui produisent des vins forts, porto, malaga, jerez, taxent peu. Les autres cognent.

Pour l’alcool, la Commission fixe un taux minimum de 550 € par hectolitre de produit. La France taxe à 1660 €, l’Italie (800 €) et l’Espagne (830 €) sont plus raisonnables. Les Anglais sont plus sévères : 3118 euro. Sauf que tout le monde profite du tarif spécial « petit producteur ». Un petit producteur, c’est quelqu’un qui produit moins de 10 hectolitres d’alcool pur. Soit en gros, 22 hectolitres d’alcool par an. Pour un producteur d’armagnac, ça fait, en gros 1600 bouteilles/an. En Angleterre ou en France, l’accise des petits producteurs, c’est 0. En Grèce, l’accise, c’est 2459, sauf pour l’ouzo 1225. Record pour la Suède à 5474 euro. Y’a d’autres exceptions : en France, c’est 903 € pour les alcools pas trop forts ou avec des particularismes régionaux, et 872 € pour les rhums d’outre-mer. T’as compris : un gros producteur de cognac paie 1660, un petit producteur d’armagnac ne paie rien, un producteur antillais de rhum, c’est 903, sauf s’il est tout petit, et ainsi de suite.

Et ainsi de suite… l’accise, c’est au-delà du bordel. D’autant que c’est le consommateur final qui paye. On peut imaginer que c’est comme la TVA. Tu vends hors taxes, tu expédies et les douanes du pays qui reçoit perçoivent auprès de l’acheteur. Ben non. Il faut que tu sois agréé et que les bouteilles voyagent avec un papier officiel, quelque chose comme l’acquit-congé d’il y a vingt ans. Résultat : le petit vigneron du Frontonais peut pas vendre son vin en Angleterre, sauf à passer par un intermédiaire agréé, un grossiste par exemple qui ajoutera sa marge. Non content d’être complexe, le système est délicatement verrouillé.

Sous des dehors hygiénistes (lutter contre l’alcoolisme), on a bâti un système où les pays du Nord font preuve d’un protectionnisme rare. Le système de l’accise interdit de facto au vin de circuler librement. Pas seulement le vin, mais surtout le vin. Moi, j’y vois la marque d’un luthérianisme exacerbé ou encore d’un capitalisme moralisateur. Le XIXème siècle hurlait contre l’ivrognerie du prolétariat. Thomas Cook a commencé dans le voyage en organisant des excursions destinées à éviter au prolo britannique de passer son dimanche au pub.

Le marché du vin peut donc se concentrer entre quelques mains, de préférence puissantes, avec des services juridiques et fiscaux importants. C’est la liberté européenne. Quand on voit ce qu’ils sont capables de concocter pour éviter qu’on boive un coup entre amis, on peut imaginer ce qu’ils vont inventer pour l’Europe sociale et fiscale. Autant dire qu’on n’en verra jamais la couleur.

On en reparlera….

vendredi 16 novembre 2012

LA CAVE ET LE CAVISTE

Tout le monde a un caviste. C’est du dernier chic. « Mon » caviste, il a toutes les qualités, il déniche des petits vins, il en parle à ravir…

Le mien, il est somme toute assez médiocre. Je n’y trouve que peu de merveilles, quelques Bordeaux de consommation courante parfaitement corrects, un Madiran qui me convient tout à fait, pas de quoi s’extasier.

La semaine dernière, j’avais envie de Rioja. Il me sort une bouteille d’une banalité d’anthologie à 22 euro. Je le connais son pinard. Chez moi, il est à 8 euro en moyenne. 22 euro, je les mets sur un Riscal, un Remelluri, un Campillo. Pas sur un Rioja basique. Le caviste me prend pour un cave…

Je veux bien qu’il faille le transporter le nectar. Mais quand je l’achète chez Calvo, à Irun, à côté de la Poste, le vieux Calvo, il a compté son bénef d’épicemard. On est en Europe, quand t’achètes en boutique, la structure de prix, elle est partout la même. Y’a que le transport qui différencie. On me dit que mon caviste, il achète peut-être chez un grossiste et qu’il y a les frais et la marge du grossiste. Admettons.

Mais si c’est le cas, c’est un mauvais caviste. C’est même pas un caviste du tout. Le caviste, c’est un mec qui achète des vins chez des producteurs qu’il connaît, qui les met en cave (d’où son nom), qui les fait vieillir, qui les accompagne dans leur vie de vin. Mais voilà, nous sommes au temps des cavistes sans cave. De tout ce que dessus (choix, achat, mise en cave, accompagnement), il ne reste que le discours tenu sur le vin. Le baratin. L’écume.

Aujourd’hui, un caviste, c’est un marchand de vin et d’alcools, un commerçant classique qui utilise des grossistes, des importateurs, qui gère des stocks. Quand le vieux caviste de mon père te renvoyait chez l’épicier pour tout ce qui n’était pas issu du vin, stricto sensu, mon caviste te vend du pastis (attention, du pastis artisanal, deux fois plus cher qu’un vieux 51) et d’improbables liqueurs italiennes dans des emballages dessinés par des émules de Starck.

C’est une question que je pose souvent à mes copains : ton caviste, tu as vu sa cave ? Ils ouvrent des yeux ronds. Un caviste doit-il avoir une cave ? Remarque, c’est pareil pour les fromagers. Androuet, quand il était rue d’Amsterdam, il avait une cave et pas de succursales. Aujourd’hui, il a des succursales et plus de cave. Il s’en fout. Ses clients croient que le fromage, ça se conserve au frigo.

Tu vas me dire : vas ailleurs, si t’es pas content. C’est ce que je fais quand je peux. Mais, pour être franc, j’ai du mal. Les mecs, ils me démarrent direct sur la bouteille qu’ils ont en mains, les effluves, les senteurs, la longueur en bouche. Jamais, ils me parlent du vigneron, de la propriété, des vignes. J’éprouve un plaisir malin à poser ce genre de questions : « c’est très loin de Gaillac ? » ou « elles sont orientées comment les vignes » ? Là, il sait plus. Il me redégueule juste un discours convenu, ce qu’il croit être un discours de caviste. Il lui vient pas à l’idée qu’à mon âge, tous ces trucs, je les ai lus et entendus et plutôt deux fois qu’une. Il ne lui vient pas à l’idée que j’ai visité pas mal de vignobles et que, professionnellement, j’ai eu à goûter et à juger quelques flacons. Il ne sait rien de moi, alors il me sert le brouet qu’il sert à tout le monde. Sans oublier le soufre, pont aux ânes de l’œnologie actuelle. Il ne lui vient pas à l’idée que j’ai quelque connaissance des prix, quelques repères, et que je trouve ses marges indécentes. Comme n’importe quel magasin, il a des prix d’appel, inscrits bien gros sur des étiquettes bien grosses, histoire de me faire croire qu’il est raisonnable.

Il y a quelque temps, il a ajouté à son assortiment de la charcuterie « artisanale » (bien entendu) qui va bien avec le vin. Artisanale, tu parles ! C’est de la charcuterie espagnole et l’usine, tu la vois de l’autopista quand tu t’approches de Salamanque.

Bref, mon caviste me baratine. Gentiment, mais il me baratine. Il est sérieux pourtant. Ouvert tous les jours. Il va quand se balader dans les vignes ? Pendant son mois de vacances ? C’est un peu court, jeune homme.

Ainsi va le monde du commerce. Communication, baratin et pipeau. Tu finis par regretter les temps anciens et nostalgiser. Je regrette Peyrache. C’était mon copain, rue Monge, quand j’avais vingt ans. Il venait de Lyon et ne vendait que des vins du Lyonnais et du Beaujolais. Tu pouvais y aller avec ta bouteille vide qu’il te remplissait au tonneau. Des vins de ses copains. Bon, t’avais pas la si jolie étiquette et, en fin de journée, l’élocution pouvait être pâteuse. Mais quelles fêtes ! Si t’avais plein de copains, il te livrait lui même le petit tonneau que tu lui avais commandé une semaine avant.

Une semaine avant ? Il fallait prévoir ? Non. Il fallait mettre du temps et le vin, comme le livre, est fils du temps. Si t’as pas compris ça, bois de l’eau. Y’a pas de soufre et la qualité est constante. Et les caves sont inutiles.

On en reparlera….

PS : n’allez pas rue Monge. Voilà beau temps que Peyrache n’existe plus. Comme quoi, il y a des gens irremplaçables.

mardi 13 novembre 2012

jardin des supplices et victoire d'ignace

Dimanche, il était au supplice Alexandre Jardin. Il s’emportait contre Vincent Peillon à qui il reprochait de mentir. J’aime bien Alexandre Jardin, il a oublié d’être con. Mais il aurait pu garder son énervement s’il avait un poil réfléchi.

Il devrait savoir qu’Ignace a gagné depuis longtemps. Ignace, c’est un petit, petit nom charmant sauf s’il est suivi par « de Loyola ». C’est que le papa des Jésuites est aussi le papa du laxisme moral. Laxisme moral, ça semble pas aller trop bien avec Ignace. Et pourtant….

Retour sur image.. au début du XVIIème siècle, ça cartonne sec dans les facs de théologie. Le sujet : le mensonge. Sur le principe, tout le monde est d’accord. Mentir, c’est pas bien. C’est péché. Après, vient la vraie question : où commence le mensonge ? Et là, ça se discute comme disait le cocaïnomane télévisuel.

Si tu dis rien, est ce que tu mens ? Non, disent les uns (les Jésuites et leurs copains). Si tu dis rien, tu mens pas. Horreur ! disent les autres. C’est un mensonge par prétérition. Tu dis rien, mais tu dissimules la vérité. Et donc, tu mens. « Monsieur le Ministre, avez vous décidé … ? » . Le ministre te regarde droit dans les yeux. « La question est à l’étude ». Il ne ment pas, le ministre. Le décret n’est pas signé et donc, c’est pas fait. Pourtant, le décret est prêt. Et donc, c’est décidé. Mensonge ?

Ça va loin. Les Jésuites, ils ont une arme suprême : l’intention. Si l’intention est pure, il n’y a pas de mensonge. L’exemple le plus simple est celui du médecin qui affirme à son malade qu’il va guérir. L’intention est pure : il ne faut pas désespérer le malade. Le gros bobard n’est donc pas un mensonge. Juste une manière d’alléger la souffrance d’un autre.

On n’a pas hésité longtemps entre les deux attitudes. Tu penses bien que l’autre janséniste rigoureux, il faisait pas le poids. Rien que pour la baise, tiens ! Tu te vois dire la vérité quand tu veux tirer un coup ? Même le mariage, t’es prêt à promettre pour décider la gisquette à plonger dans les draps. L’intention est-elle pure dans ce cas précis ? Pourquoi pas ? Il s’agit simplement de permettre à une donzelle de profiter de mes capacités sexuelles exceptionnelles, de lui faire plaisir. Selon les copains d’Ignace, c’est pas un vrai mensonge. D’autant qu’il suffit d’être sincère quand on profère. Après, si les circonstances ont changé, on peut revoir sa position. Et les bourses vides, c’est un vrai changement de circonstances, non ?

Si ça s’appliquait qu’à la baise, ce serait moindre mal. Mais non. La position jésuitique, elle a été mise au point pour satisfaire le Créateur. Et ses créatures. Dans tous les domaines, notamment le commerce et la politique. Et là, je dois dire que depuis quelques années, ça fait fort.

Tiens, le Made in France. Si 50% du produit est français, t’as droit à l’étiquette. 50%, c’est que la moitié pourtant… Remarque, dans les antiquités, si 50% du meuble est XVIIIème, tu peux vendre le meuble pour bon. Du coup, y’a des ébénistes malins qui font une paire de bergères avec une seule bergère. Si t’es marchand, tu trouves ça normal… Si t’es client, tu peux tordre le nez. Mais au regard de la loi, y’a pas tromperie. Pas mensonge.

Des règles comme ça, y’en a un tombereau. On a un bel exemple en ce moment avec le cumul des mandats. Pas cumul, en bon français, ça veut dire un seul mandat. Ben non. Y’a des mecs qui t’expliquent que maire d’une commune de moins de 5000 habitants, c’est pas vraiment maire, juste un peu maire. Ceux là, c’est des héritiers d’Ignace. L’intention est pure : il faut aider les petites communes à être bien représentées. Des fois, t’écoutes, tu te demandes dans quel monde tu vis. On se dirige donc vers une interdiction du cumul des mandats sauf… C’est le « sauf » qui compte, faites moi confiance. Autre chose : il s’agit de mandats électifs. Des vrais mandats, avec des salles de vote, des urnes et des résultats dans le journal. Mais Président d’une communauté d’agglomération ? Là aussi, y’a des commentateurs qui chipotent. Comme quoi, ce serait pas vraiment électif. Tes pas élu par le peuple, t’es élu par d’autres élus. Comme les sénateurs ? Oui, mais non. Faut pas confondre….

On a du bol, nous les Français. On a une langue compliquée, certes, mais d’une précision extrême. C’est sympa, mais contraignant. Heureusement qu’on a des mots-icônes, des concepts totalement artificiels qui permettent l’évasion. La « civilisation » est un de ces mots. C’est quoi une civilisation ? Posez la question, vous aurez autant de définitions que d’interlocuteurs. Ça permet plein de dérives. La « civilisation arabe », par exemple, c’est quoi ? Est-ce que c’est déconnecté de l’Islam ? Tu vois, c’est pas si simple. Y’a de l’engueulade possible.

Et donc la communication est devenu un vaste bordel où les définitions précises copulent avec les notions floues. C’est vachement bien. Ça te permet de toujours avoir raison. De jamais mentir. De balader idées et concepts d’un monde à l’autre.

Ce fut d’ailleurs, l’un des premiers actes des Jésuites. En Chine. Les fils d’Ignace, ils avaient à leur disposition un caractère vachement pratique. Shen. Shen, ça désigne l’esprit, ça marche avec tout. Les dieux de la campagne et les mânes des ancêtres. Ils ont traduit ça par « Dieu ». Forcément, pour convertir, il leur fallait un Dieu. A partir de là, ils ont créé le concept de « religion chinoise ». S’il y avait un Dieu, fallait bien une religion. Ce qui permet à tout un chacun de parler des religions chinoises, y compris pour le confucianisme. On va pas y passer la nuit : je vous renvoie à Cyrille Javary et à son remarquable livre sur Les Sagesses chinoises. Sagesses, par religions.

Balader les concepts ainsi d’une société à l’autre, d’une civilisation à l’autre, c’est rajouter du bordel au désordre. Les traducteurs font ça avec délectation. Nous, on avale la bouillie traduite et on en déduit ce qui nous arrange. Tiens, juste un exemple tout bête. Le Grondement de la Montagne de Kawabata. Le titre japonais, c’est Yama no Oto. Oto signifie le bruit, simplement le bruit. Un grondement est certes un bruit, mais un bruit n’est pas nécessairement un grondement. Dans le texte, le traducteur a traduit amado par « volet ». Il se trouve qu’amado, ce n’est pas un volet, ni un contrevent, ni une persienne. Juste un panneau de bois qu’on glisse pour protéger les cloisons extérieures. C’est absolument intraduisible. Mais, pour le confort du lecteur, on traduit. On va pas lui demander de s’intéresser à la civilisation japonaise quand même ! Déjà qu’il a acheté le livre.

Tu chipotes, me disent mes copains. Oui. J’aimerais tellement pouvoir communiquer sans embrouilles. Et écouter sans passer mon temps à me demander où et quand on me prend pour un con…

On en reparlera…