samedi 3 décembre 2011

FORMATAGE

J’interviewe une jeune responsable politique. Je la piège malicieusement et elle s’énerve. En gros, ce qu’elle me dit, c’est que j’ai pas posé les questions qui intéressent le téléspectateur. En fait, elle me reproche de ne pas avoir posé les questions qui lui permettraient de se mettre en valeur. Elle pense que ce qu’elle a à dire est intéressant et elle voudrait que je lui serve la soupe. Avant l’interview, elle a décidé que son programme intéressait le téléspectateur et il ne lui vient pas à l’idée qu’il pourrait totalement s’en foutre. Elle croit faire de la communication quand elle ne fait que du babillage. Dès qu’on sort du formatage qu’elle a du répéter avec son coach, elle est larguée.

Il faut dire qu’elle a de drôles de notions. Elle est persuadée qu’il y a une opposition irréductible entre Boudon et Bourdieu (ce qui reste à prouver) et elle parle du « classico Boudon-Bourdieu » comme s’il s’agissait d’un match de foot. Il ne lui vient pas à l’idée que ceux pour qui « classico » est un terme pertinent ignorent tout des deux sociologues alors qu’il ne viendra jamais à l’idée de ceux qui s’intéressent aux différences (et non à l’opposition) entre Boudon et Bourdieu de parler spontanément de « classico ». Elle doit s’imaginer faire populaire. Hors plateau, elle s’étonnera d’ailleurs que j’ai lu Boudon qu’elle juge incompatible avec Mao Zedong. Selon elle, on ne doit lire que ce qui va dans le sens qu’on désire. Ne pas s’intéresser à l’adversaire, ne pas lire ce qui est différent. Elle n’a certainement pas lu Sun Zi, non plus, qui impose de connaître au mieux ce qui sous-tend la pensée de l’autre.

C’est la base du formatage. Ne lire que ce qui va dans mon sens, accumuler les arguments et les statistiques qui étoffent ou étayent ma pensée. Ce qui conduit immanquablement à lire des livres répétitifs, à entrer dans le babillage, à imaginer que la répétition est la base de la communication. Une contre-vérité inlassablement répétée devient vérité. Il suffit de coller des éléments de langage dont on est persuadé qu’ils apportent la nouveauté nécessaire. C’est ainsi qu’elle me parle de son idée forte : l’allocation d’autonomie pour les étudiants. Une allocation mensuelle qui viendrait remplacer l’ensemble des aides. En fait, c’est une bourse. Elle refuse le terme : il est ancien, il donne à sa réflexion une connotation rétrograde. Et quand on lui demande la différence entre une bourse et son allocation, elle est incapable de donner une réponse cohérente. Normal : elle a juste changé le mot. Elle peut simplement me dire que la bourse était versée aux parents alors que son allocation sera versée à l’étudiant. Ben, c’est pareil : la bourse était versée aux parents jusqu’à la majorité. La différence est que l’âge de la majorité a changé.

Je suis injuste. Elle n’est pas seule à avoir ce fonctionnement. Tous les jeunes responsables politiques de tous bords fonctionnent ainsi. Ils ont des mots-phares. Démocratie, par exemple et son adjectif démocratique. Quand ils disent « démocratie », ils pensent suffrage universel. Le suffrage universel est devenu l’alpha et l’oméga de la démocratie. Il est nécessaire (c’est exact) et suffisant. Sauf qu’il n’est pas suffisant. Quand un pays pratique la discrimination religieuse, il n’est pas démocratique. Tout simplement parce qu’il ne peut pas l’être dans la mesure où il met à part la fraction laïque de sa population. Même après sa révolution, la Tunisie qui conserve l’Islam comme religion d’Etat n’est pas démocratique. Il n’y a pas de place pour un chrétien dans sa loi fondamentale.

Quand on dit ça, on se fait rabrouer. Tu chipotes ! Une monarchie constitutionnelle est une démocratie. Ben non. Une monarchie constitutionnelle est une monarchie. Et une monarchie n’est pas une démocratie. Ou alors, les mots ne veulent plus rien dire. Dans une monarchie, y’a un môme qui nait et les autres mômes, nés le même jour, sont ses « sujets ». C’est comme ça qu’on dit. Si ça, c’est démocratique faut m’expliquer le sens du mot « démocratique ». Ouais, bon, les rois n’ont plus le pouvoir absolu. Pas absolu, d’accord. Mais quand même, la Queen elle touche tous les ans sa liste civile. On prend un bout des impôts pour l’entretenir. Si en plus, tu me dis qu’on l’entretient à rien faire, on peut se poser des questions.La démocratie,c'est quand tout le monde bosse pour gagner sa vie. Pas quand certains bossent pour entretenir les autres. Au nom de quoi ? Inutile de me faire le coup populiste du "on entretient bien les députés". Les députés sont virables, pas la Queen.

On vit dans une grosse merdouille sémantique. Pour le dire mieux, nous pensons avec une polysémie confortable. Quand tu dis « démocratie », tu penses « suffrage universel ». Si t’as le suffrage universel, c’est suffisant. Ben non. Dans la démocratie, il y a l’idée de république, l’idée de laïcité, l’idée d’égalité. La minette républicaine, elle m’affirme que je fais de l’ethnocentrisme. En clair, j’ai une vision européenne de la démocratie qu’on ne peut pas imposer au monde entier. Après quoi, elle affirme que les Chinois, c’est caca vu qu’ils ne sont pas démocratiques. Bon, c’est une république, populaire et laïque, mais pour elle c’est pas démocratique. Alors qu’une monarchie religieuse, c’est démocratique. Dans la foulée, elle me balance les droits de l’homme en croyant que les droits de l’homme c’est pas « ethnocentrique ». On est dans la bouillie épistémologique.

On le retrouve dans le discours PS du moment. Les immigrés peuvent voter dans la mesure où ils paient des impôts. En bon français, ça s’appelle le suffrage censitaire. On a déjà connu ça, sous la Restauration. Tu ne pouvais voter et être élu que si tu payais des impôts. Clairement, c’est le pouvoir aux riches. Payer des impôts, ce n’est pas, ça ne doit pas être un critère politique. Si on va au bout du raisonnement, on donnera le droit de vote aux immigrés fiscalement à jour. Beh non ! c’est pas ce qu’on a voulu dire. Pourtant, c’est ce que tu as dit. Tu dis ce que tu as pas voulu dire mais tu ne dis pas ce que tu n’as pas voulu que je comprenne. Par hasard, tu me prendrais pas pour un con ?

En fait, tout est déconnecté. C’est vrai que l’ethnocentrisme est un danger. Il est difficile d’imposer à la Terre entière les valeurs nées en Europe à l’ère des Lumières. Par contre, il est normal et judicieux d’imposer à la Terre entière un système économique né au même endroit à la même époque. La mondialisation économique, c’est tout bon. La mondialisation politique, c’est caca. Peu à peu, les valeurs économiques remplacent les valeurs politiques. Si ça fait du pognon, on peut s’arranger. C’est juste une question de mots.

Cette semaine, il y a eu des grèves en Chine, nous dit la télé. Non. Il y a eu des grèves à Shanghaï. Dans la partie capitaliste de la Chine. Ceux qui ont suivi ce blog depuis ses débuts savent bien que ce n’est pas pareil. La Chine, c’est un pays deux systèmes. Depuis sa création par la Petite Bouteille, la partie capitaliste est condamnée (http://rchabaud.blogspot.com/2010/10/la-petite-bouteille.html ). Les grèves et les révoltes ouvrières sont programmées. Quand il sera temps, le gouvernement chinois remplacera « un pays, deux systèmes » par « un pays, un système » et je tiens le pari que ce système ne sera pas capitaliste.

On peut toujours jouer avec les mots, on peut toujours oublier que les mots n’existent que pour décrire le réel. On peut toujours penser que changer le sens des mots, c’est changer la réalité. Sauf que ce n’est pas comme ça que ça marche. Le monde matériel est cruel.

On en reparlera….

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