mercredi 9 mars 2011

LES ORIENTALISTES

Je les connais bien, les orientalistes. Quelques copains sympas affirment que j’en fais partie. Dieu m’en préserve ! Il est exact que j’ai usé mes fonds de culotte sur les bancs des Langues O’. Précisons que je suis entré à l’ENLOV, pas à l’INALCO. Les connaisseurs feront la différence. J’y ai passé quatre ans. Quatre années fort instructives.

Je ne suis pas entré à l’ENLOV par passion des civilisations orientales. J’y suis allé parce que le cursus n’existait pas à Bordeaux et que, désireux de faire des études de lettres, je ne voulais pas aller dans une fac dirigée par Robert Escarpit. Je voulais la Sorbonne. En plus, j’avais une copine à Paris. Entrer aux Langues O’ me permettait de fuir Bordeaux. C’est pas une vraie vocation. J’avais l’idée de m’inscrire et de pas y foutre les pieds. Macache ! On contrôlait les présences et si t’étais pas assidu, t’étais viré et tu repartais à Bordeaux. Quand faut y aller, faut y aller…

Après tout, autant en profiter. Les profs, ils étaient plutôt bons. J’en ai appris des trucs finalement. Je me suis forgé une vraie culture de l’Orient. Sans trop de peine grâce à ces profs exceptionnels. T’avais rien à foutre qu’à écouter. Je m’y suis fait quelques bons copains, des vrais, des que j’ai encore quarante ans après.

Dans les mecs avec qui je trainais à La Canourgue, magnifique bistro auvergnat de la rue de Lille, y’a eu quelques grandes carrières, des gonzes qui sont à l’EPHE, des mandarins de top niveau, des qui pouvaient viser le Collège de France. Pas fiers pour autant. J’ai eu la chance de fréquenter François Martin, un sinologue exceptionnel, un qu’on invite jamais pour parler de la Chine à la télé. Je ne peux penser à lui sans une immense tendresse. Un bon test : Gentelle était d’accord avec moi.

Tout ça pour dire que je connais la faune. Elle est vraiment sympa mais elle n’a qu’un défaut : elle aime l’Orient. C’est la tare originelle des orientalistes : ils aiment leur sujet d’études. A l’excès. Le nombre d’orientalistes qui épousent des nanas originaires des pays qu’ils étudient est stupéfiant. Ils vont jusqu’au bout de cette espèce de pulsion amoureuse. Pour eux, tout est beau, tout est aimable au sens premier du terme, de la religion aux gonzesses. J'aime bien.

Plutôt sympa mais ça n’aide pas à la rigueur scientifique. Quand tu pointes des tares ou des défauts (toutes les civilisations en ont), ils esquivent, ils atténuent, ils modèrent. Ils te dessinent le pays des Bisounours. On te raconte les maîtres de zen et quand t’arrives à Tôkyô, le premier truc que tu voies, c’est Shinjuku, les néons, les mecs à crête rouge et les mangas. Comme si on t’avait raconté Vézelay et Cluny et que tu débarques à Pigalle. Y’a comme un écart. Parce que faut pas rêver : les maîtres de zen au Japon, y’en a pas beaucoup plus que les abbés bénédictins en France et ils ont à peu près la même influence. Tout ça, je l’ai déjà raconté. Lisez Ailleurs, c’est comme ici aux éditions Pages du Monde, vous gagnerez du temps.

L’Orient, c’est pas parfait. C’est pas parfait à nos yeux. Alors, on juge. Les Chinois jettent les petites filles à la poubelle. Pour nous, c’est pas bien. Admettons même que ça ne soit pas bien en général. Quand on s’est indigné, a t-on expliqué ? Et quand c’est expliqué, sommes-nous prêts à accepter l’explication ? C’est le piège tendu aux orientalistes : ils aiment tellement leur sujet d’études qu’ils se sentent impliqués dans le jugement que nous allons porter. Tu critiques la Chine, c’est comme si tu les critiquais, eux. Ils ne sont pas capables de nous dire que notre vision européo-centrique, elle ne fonctionne pas, elle n’est pas universelle. Ça nous emmerde, mais c’est comme ça. Et notre prosélytisme, la plupart des peuples s’en foutent. Ils font juste un peu semblant tant qu’ils ont besoin de nous.

Alors, les orientalistes esquivent. Ils oublient, ils cachent la poussière sous le tapis. Prends la bibliographie orientaliste. En tête, vient la religion. Ça, ils adorent mes copains orientalistes. C’est vachement bien la religion, c’est que des bons sentiments, de vrais penseurs, des passerelles partout. Ça, on peut comprendre. Souvent, on oublie les passerelles. La méditation, c’est super oriental. Sauf que l’un des plus beaux traités de méditation, c’est les Exercices Spirituels d’Ignace de Loyola. La prière par le souffle, c’est hyper yogique. Sauf que c’est chez St Jean Chrysostome qui est un Père de l’Eglise. Mais bon, chipotons pas. L’Orient, c’est le continent de l’Esprit et les orientalistes, ils s’emploient à nous le prouver.

Derrière la religion, la bibliographie orientaliste adore l’Art (remarquez la capitale). On y met tout, les peintures des Song, la calligraphie, la laque, l’art des bouquets japonais, le gamelan balinais et le sitar de Ravi Shankar. T’as pas intérêt à dire que t’aimes pas, tu vas voir le tollé. J’ai essayé, qu’est-ce que j’ai pris ! Pourtant, pour écouter pendant deux heures du gagaku, faut avoir fumé la moquette ou être un musicologue très averti. On va te bassiner avec les rapports entre l’Art et la Religion ce qui est pas véritablement un scoop. En Europe, jusqu’au XVIème siècle, l’Art est essentiellement religieux vu que l’Eglise est la seule à avoir le pognon pour payer les artistes dont elle a besoin. T’as pas Jules II, t’as pas Michel-Ange non plus. L’art profane, les orientalistes, ils aiment pas trop, ne serait-ce que parce qu’il est souvent très licencieux. Les estampes japonaises, c’est pour les vieux cochons. Sauf Hokusai qui reste fréquentable.

Idem pour la troisième catégorie, Littérature et Langue. Surtout littérature parce que la linguistique, c’est pas très sexy. Il a fallu attendre la fin du XXème siècle pour que Pimpaneau traduise le Jeou-Pou-Touan (ceux qui, au vu des indications de l’éditeur, pensent que la traduction est de Klossowski se trompent ; c’est Pimpaneau lors d’un séjour à Pékin en 1959). La littérature orientale, elle doit être présentable. Il a fallu du courage au Seuil pour éditer Mo Yan qui, d’ailleurs, n’a pas eu le succès escompté. On peut aussi aller voir les œuvres de Mishima traduites en français. Quand j’étais au Japon en 1970, Mishima faisait scandale avec une pièce intitulée Mon Ami Hitler. A la fin de chaque représentation, il venait saluer le public déguisé en SS. La pièce n’a jamais été traduite et ne figure pas dans plein de bibliographies de Mishima. On peut multiplier les exemples. Il faut garder l’Orient présentable, lisible par les jeunes filles en fleur. Et filer le Nobel à Kawabata, petit vieux bien propre, plutôt qu’à Mishima, homosexuel fasciste. Ou à Gao Xingjian plutôt qu’à Mo Yan. C’est vrai ça, La Montagne de l’Aube, c’est plus convenable que Beaux Seins, Belles Fesses.

En fait je dis tout ça parce que j’ai été énervé de voir deux sinologues que j’aime bien, Francis Deron et René Viénet se faire censurer par Mondes Chinois à cause d’un article sur les atrocités de la Révolution culturelle où Deron cite des cas de cannibalisme (http://archives.contrepoints.org/Cimetieres-du-maoisme.html ). Dire que les Chinois s’entrebouffent, c’est pas bien. On censure. On censure sans voir que les deux compères s’étaient déjà autocensurés. Le cannibalisme est donné comme une conséquence du maoïsme et on oublie d’en rappeler les traces littéraires dont j’ai déjà parlé (http://rchabaud.blogspot.com/2011/03/chine-au-bord-de-leau.html ). Or, je connais bien Viénet, il a lu Au Bord de l’Eau avant moi. Et voilà que, même lui, iconoclaste, franc penseur et franc parleur, il refuse de faire le lien.

Moi, le sujet qui m’intéresse, c’est de savoir s’il y a ou non en Chine un tabou de l’anthropophagie. C’est pas Mao. Mao n’a d’intérêt que si le tabou existe parce que, dans ces conditions, on peut effectivement critiquer une politique qui a conduit à lever le tabou. Or, Deron n’est pas très clair quand il parle de « cas documentés d’anthropophagie en Chine rurale durant les périodes de famines extrêmes ». A quelle époque ? Vu que, si ça existait avant Mao, on ne peut pas faire porter le chapeau au Grand Timonier. Sérieux, Deron ne s’intéresse qu’aux « cas documentés ». Pas d’hypothèses ou de délires. A priori, des cas documentés, il y en a peu. Et toujours chez les bouseux. Or, la littérature semble dire le contraire. Pour bouffer un homme (ou un bébé, c’est plus tendre), il n’est pas nécessaire d’être dans la Chine rurale (Mo Yan) ou d’être dans une période de famine (Au Bord de l’Eau). On peut comprendre que je doute vu que je sais, professionnellement, que finalement les écrivains inventent assez peu.

Tout ceci pour dire que, même opposés politiquement, les orientalistes s’efforcent de nous offrir un Orient présentable, acceptable et compréhensible. Moi, j’imagine que le mec avec qui tu signes un contrat à la Foire de Shanghai, le soir, il va aller fêter son contrat avec des copains en bouffant des raviolis de chair humaine. Peut-être même qu’il va t’inviter sans te dire ce que tu bouffes. OK. Je délire.

Je ne vois vraiment pas en quoi une tradition anthropophagique en Chine peut gêner. Je ne vois vraiment pas au nom de quoi on peut affirmer que nos tabous ont valeur universelle. Surtout qu’on s’arrange : l’Occident est monogame mais les Occidentaux lorgnent les harems d’un œil concupiscent. Je ne comprends surtout pas pourquoi les orientalistes s’échinent à nous présenter un Orient qu’on peut accepter. Peut-être parce que les premiers orientalistes furent des curés qui avaient besoin de ces homologies pour faire admettre leur œuvre missionnaire. Cyrille Javary rappelle que les premiers missionnaires jésuites faisaient dire à Confucius « Tous les hommes sont frères » alors que le mot « frère » n’existe pas en chinois. On dit « frère aîné » ou « frère cadet », pas « frère » tout court. La fraternité est d’abord un lien hiérarchique, un lien d’obéissance. Comment tu peux traduire la devise de la République française dans ces conditions ? Parce que la fraternité chinoise, elle est pas vraiment égalitaire. Mais les Jésuites, ça les arrangeait. Notre connaissance de l’Orient passe par ces milliers de petits trucages répétés au fil des siècles. Pas étonnant qu’on se plante souvent.

Tiens, un dernier truc : la prostitution. Dans beaucoup de pays asiatiques, les jeunes filles se prostituaient quelques années pour économiser une dot. Après quoi, elles retournaient chez elles, se mariaient et vivaient une vie tout à fait ordinaire. C’était généralement le cas des geishas japonaises. Il n’existe pas en Orient de tabou de la virginité, du moins pas au sens occidental du terme, et le sexe est un boulot comme les autres. Ça devrait nous faire regarder Bangkok d’un autre œil et comprendre que dans « industrie du sexe », le problème c’est « industrie ». Et que le sexe en Thaïlande, il n’est pas oriental. C’est juste une adaptation de l’Orient à nos fantasmes d’Occidentaux doublée d’une explosion du marché, mondialisé et dérégulé. Une analyse économique s’impose, débarrassée des considérations morales. Et si tu bosses dans une entreprise du CAC40, t’as pas vraiment de légitimité pour défendre les gamins de Manille vu que t’es dans le même système économique que les souteneurs et que c’est un système que tu approuves. Tu peux aussi avoir un regard historique et constater que la prostitution thaïlandaise a été boostée et organisée par la guerre du Viêt-Nam quand il fallait s’occuper du repos du GI. Comme toujours, quand y’a une grosse merde, la bannière étoilée flotte pas loin.

Mais enfin, des bébés, c’est dégueulasse ! Je sais pas, on ne m’en a jamais proposé. Cuits, je veux dire.

On en reparlera….

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