lundi 21 février 2011

LE CHAMPAGNE ET LES PATATES

Y’a plein de « géopoliticiens » qui me gavent grave. Ils parlent que de politique. La géopolitique, c’est pas une branche de la politique, c’est une branche de la géographie. C’est même la branche qui fait que la géographie, c’est beaucoup moins chiant qu’on veut le faire croire.

La géopolitique, c’est carrément et franchement finaliste. Comment un groupe social, peuple, nation, tribu va t’il gérer son environnement ? Gérer, c’est à dire dépendre. T’es Russe, t’as pas accès aux mers chaudes. Sauf par un détroit. Si tu dis que l’Ukraine, c’est la Russie. Sinon, faut deux détroits et quand t’as vu le détroit de Kerch, c’est pas gagné.

Si t’as pas accès aux mers chaudes, t’as du mal avec le commerce international. T’as du mal à conquérir et entretenir des colonies. Au moins à l’époque où les petits copains se partageaient le monde. Prends une carte des colonies. Même les Belges ont fait mieux que les Russes. D’ailleurs, en matière de conquête coloniale, les Russes, ils ont fait fanny. Zéro pointé. Et donc, Murmansk et Arkhangelsk n’ont jamais vraiment concurrencé Marseille.

C’est juste un exemple. Une explication par le réel. Y’en a d’autres. Les hectares, par exemple. Plus t’as d’hectares, plus t’es puissant. OK, faut relativiser. Les hectares sont pas égaux entre eux et, pour bouffer, vaut mieux les terres noires d’Ukraine que le permafrost de Sibérie. Mais, en gros, ça marche. Le géopoliticien moderne, il y croit pas vu que le minuscule Liechtenstein est plus riche que le gros Mali. Le géopoliticien moderne, formé à Sciences-Po, il est plus proche du banquier zurichois que du paysan sahélien. Le Malien, il a des hectares merdiques, le banquier, il a des options sur des hectares riches. Nuance : il a pas les hectares, il a les options sur les hectares.

Le banquier ou l’économiste, il s’en fout que les hectares soient américains ou russes ou congolais. Il achète et vend le produit des hectares dans un monde globalisé, c’est à dire virtuel. Le réel, il s’en tape. Il ne veut pas voir que le réel est là, tapi comme un crocodile dans un marigot.

J’en ai marre que vous me reprochiez dans vos mails de trop parler de bouffe. Y’a pas plus géopolitique que la bouffe. Pas plus géographique. La produire, c’est de la géographie, la transporter, c’est de la géographie, la distribuer, c’est de la géographie. De la géopolitique. On est vachement contents : désormais, y’a plus de citadins que de ruraux dans le monde. Plus de consommateurs de bouffe que de producteurs de bouffe. Et le différentiel s’accentue. De plus en plus de gens pour bouffer ce que de moins en moins produisent. Entre nous, tu crois que ça peut durer ? Tu crois qu’il va y avoir une régulation automatique, un équilibre sympa et harmonieux ? Même pas en rêve.

La bouffe, c’est LE problème géopolitique de notre époque. C’est lié à tout, au climat, à l’énergie, aux changements de gouvernements. Le G20, il veut contraindre les Chinois. A quoi ? Les gouvernements du G20, ils acceptent que la Chine soit devenu le potager du monde. Ils l’acceptent pour le pouvoir d’achat des électeurs, pour leurs copains distributeurs, pour le lobby des transporteurs, que sais-je encore ? Les gouvernements du G20, ils acceptent que la Chine produise et commercialise près de 50% des fruits et légumes vendus dans le monde. Et ils veulent la contraindre ! A nous couper les vivres ?
Réfléchis. Tu bloques le commerce chinois, t’as quasiment plus de conserves en Europe. Ils le savent. Comment tu peux contraindre le mec qui te nourrit ?

Les statistiques nous berlurent. La balance française de l’agro-alimentaire est encore bonne. Grâce aux gros céréaliers et au pinard. Ben oui, le champagne qui exporte 10% de plus tous les ans, c’est de l’agro-alimentaire. C’est caricatural, je trouve : on exporte du champagne pour pouvoir importer des haricots. Vu que la part fruits et légumes, elle est déficitaire. Comme les Français, majoritairement, consomment plus de patates que de champagne, on se voit obligé de constater que le pays ne peut plus nourrir ses habitants. Ça, c’est une information géopolitique. La bonne nouvelle, c’est qu’on manquera pas de pinard.

C’est pas de la nostalgie ruralo-pétainiste. La bouffe, c’est la seule addiction universelle. Si tu bouffes pas, tu crèves. Pour pas crever, t’as intérêt à contrôler ton approvisionnement, à le maîtriser. Et depuis trente ans, de PAC en amélioration du pouvoir d’achat, les pays développés ont perdu le contrôle de leur alimentation. Globalement, c’est bien caché. Globalement, c’est compensé par les services et les produits financiers. Tu gagnes moins sur les patates, tu compenses par les OPVCM. Y’a qu’un problème : si la finance implose, tu peux plus te rabattre sur les patates. T’as plus la thune et plus les patates non plus. Tu manges quoi ?

Notre époque oublie les biens physiocratiques. Rappel : les biens physiocratiques sont les biens qui satisfont un besoin (un vrai, pas un créé par la pub) et surtout les biens agricoles. C’est vrai que c’est vieillot : ça date du XVIIIème s. C’est vrai que c’est un peu restrictif. Mais ça a le mérite de rappeler que la base du commerce, la base de l’économie, le fondement, les fondations, le socle, c’est l’agriculture.

En ce moment, on fait semblant de s’extasier sur les pays émergents. Moi, ce que je vois, c’est que les pays émergents, c’est d’abord des économies fondées sur l’agriculture. L’Inde moins que les autres ce qui fait sa faiblesse. Ils émergent parce qu’ils nous nourrissent. Ceux qui nous fabriquent nos tee-shirts et nos baskets, comme le Bangladesh, ils émergent pas vraiment. D’ailleurs, c’est le problème du Bangladesh : il sera submergé avant d’émerger (si ça te fait pas rire, c’est que t’es coincé). Tu crois que les Chinois, ils accumulent des dollars avec des IPod ? Ben non. C’est avec les carottes. C’est moins sexy, mais ça marche bien. Et puis les carottes, c’est un vrai besoin. Les Equatoriens, ils ont choisi les roses, c’est plus difficile. T’as besoin de carottes tous les jours, les roses, c’est juste quand t’as invité ta nana au resto.

Remarque, les biens physiocratiques, ils sont toujours dans la course. Ils font l’objet de cotations et de spéculations. Les Anglo-Saxons appellent ça des « commodities ». Intraduisible : en français, les commodités, c’est le joli mot pour les chiottes. Pas étonnant qu’on vive dans un monde de merde. Le marché des commodities, en ce moment, il se tend comme disent les spécialistes. L’année climatique a été merdique, alors y’a moins de blé. Et donc le prix du blé augmente. Et donc la spéculation qui cherche à faire du blé va jouer sur les cours du blé qui vont augmenter encore plus vite, encore plus fort. Dans ce cas précis, la spéculation ne crée pas le phénomène qui est né de la sécheresse en Russie et des inondations en Europe centrale. Le virtuel n’existe que parce qu’il y a du réel.

Les commentateurs se branlouillent sur la démocratie et l’Islam. Or, l’explosion du monde arabe, c’est surtout des émeutes de la faim. Ce que les manifestants reprochent aux autocrates, c’est d’abord de piller le pays, pas de museler la presse ou d’emprisonner les intellectuels. Le citoyen de base, son premier problème c’est de bouffer. D’avoir du travail, d’être soigné. Les demandes d’une société, elles sont sociales, pas intellectuelles.

C’est comme en 1789. On n’a pas pris la Bastille pour libérer Sade. Notre Révolution est née de la spéculation sur le blé et de la faim des plus pauvres, excédés de voir les riches se goinfrer. Depuis, on a eu deux siècles d’idéologie pour mettre en avant les idées et nous faire croire qu’on peut mourir pour elles. Alors qu’une révolution, quelle qu’elle soit, c’est d’abord des gens qui se battent pour ne pas mourir. Les régimes marxistes le savent : on commence par nourrir le peuple et par le soigner. On éloigne le spectre de la Mort. Les poètes sont secondaires. Même Maïakovski. Même…

J’admets : c’est trivial. L’Homme ne vit pas que de pain. Ben si. L’Homme qui a faim, vraiment faim, ne crée pas, ne pense pas. Il meurt. Si t’as pas de pain, t’as pas d’idées. La grève de la faim, c’est juste un concept d’intello. Y’a des millions de gens qui font la grève de la faim sans le vouloir : on appelle ça la sous-alimentation. Ho ! mais la faim recule. Statistiquement, c’est vrai. On meurt moins de faim. Sauf que le mec qui regarde son môme dénutri, les statistiques, il s’en fout. Il s’en fout qu’à l’horizon 2200 ses petits-enfants n’auront plus faim. Tout bêtement parce que si son gosse meurt, il le sait bien qu’il aura pas de petits-enfants.

Je sais : c’est tout ramener à un insupportable matérialisme. Je sais, c’est mon histoire personnelle. Le paysan mexicain qui m’a dit un jour : tu t’en fous, dans un mois tu seras à Paris et moi je serai encore ici. La nana ukrainienne qui m’a balancé : la démocratie, c’est un luxe de bien nourris. Phrase terrible. Après une révolution, les intellos passent leur temps à expliquer qu’ils ont été les déclencheurs, les étincelles. On se valorise comme on peut.

On en reparlera….

PS : 89, c’est quand même une référence. Le cousin du roi du Maroc, il approuve les manifestants. On va l’appeler Moulay-Egalité….

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