jeudi 2 septembre 2010

JE VOTE A GAUCHE


Depuis 40 ans. A chaque coup. De préférence à gauche de la gauche. Même en 2002 ? Parlons d’autre chose, s’il vous plaît.

Je vote à gauche. Je suis donc minoritaire. Je râle mais je ferme ma gueule. C’est la règle de la démocratie telle que je l’ai apprise à l’école primaire : t’es majoritaire, tu décides. T’es minoritaire, tu la boucles et tu espères ou tu bosses pour redevenir majoritaire. C’est pas extra mais ça a le mérite de la simplicité.

Pour tout dire, j’ai appris ça avec un instit génial. Sauveur Narbaïtz, il s’appelait. Il avait passé une partie de la guerre à Buchenwald. Un jour, pour nous expliquer le fascisme, il a enlevé sa chemise pour nous montrer son dos labouré de coups de fouet, une horreur, quinze ans après. Après quoi, il nous a raconté la torture. Le combat, son combat pour la liberté. A priori, quand il causait démocratie, il savait de quoi il parlait.

Narbaïtz, c’était un humaniste. Il croyait à la force de conviction, à l’explication. Il imaginait même pas qu’un être humain ne puisse pas bosser pour un monde meilleur. Un monde meilleur pour tous, pas seulement pour lui. Un monde meilleur pour les exclus. Là où il enseignait, fallait y croire. C’était pas une ZEP. Non, juste l’école du Port de Bayonne, l’école des Allées Marines, où il essayait d’amener à la réussite scolaire une population hétérogène mais où dominaient les fils de dockers. C’était un drôle de monde : une école mais treize bistros et un taux d’alcoolémie quasiment olympique. J’avais des copains de classe, leur petit déj’, c’était pas les céréales de Kellog’s, c’était un coup de rouge. Alors, pour l’instit, quand Mendès-France décidait d’offrir à tous les gosses de France une bouteille de lait, c’était un vrai combat.

Je sais, ça fait Zola. Sauf que c’est pas de la littérature. Mon copain Gaston, il avait pas dix ans qu’il se biturait quotidiennement en allant essayer de faire quitter le bistro à son père. Et à sa mère. L’égalité des sexes au bistro, ça existait avant le MLF et Simone Veil. L’instit, il récupérait les fringues de Gaston et de son petit frère Claude pour les laver. Des fois, quand ils puaient trop, il leur filait une douche.
L’enseignement, c’était pas Dolto et Montessori. Fallait bosser. Les problèmes psychologiques, Narbaïtz, il s’en foutait. Il savait bien que c’était un trou sans fond. Aux mômes, il apprenait à apprendre, à utiliser leurs capacités. Si t’étais doué pour le sport, il te collait au sport. A fond. Fallait pas déconner. Il frappait pas vu qu’il avait payé pour ça. Mais quand il te prenait par les oreilles, avec sa carrure de géant tranquille, t’en menais pas large. Oui, c’est pas bien, il enseignait par la crainte. Mais il enseignait. J’en revois des copains d’école, des sur qui t’aurais pas parié une thune. Ils ont des familles, un boulot, ils se sont sortis de leur dèche. Sauf Gaston enlevé à notre affection par une cirrhose. Y’a pas beaucoup d’enseignants bien-pensants actuels qui peuvent afficher un tel résultat.

Donc, ma vision est simple : t’es majoritaire ou tu l’es pas. Mais au jour d’aujourd’hui, ça fonctionne plus. Quant t’es minoritaire, tu exiges tes droits, même et surtout si ça fait chier la majorité. Et des minorités, y’en a. Y’a même des minorités de minorités. J’ai du mal à choisir des exemples, on va m’accuser de tous les péchés du monde.  Allons-y quand même. On vit dans une société qui est majoritairement blanche, chrétienne (et même catholique apostolique romaine), hétérosexuelle.  Forcément, la législation (le cadre politique) le reflète. Le jour de repos légal c’est le dimanche (en ce moment, faut le dire vite, mais on discute quand même sur cette base). C’est pas le vendredi ou le samedi. Le Code civil, même amendé Badinter, il est fait pour les couples chrétiens hétérosexuels qui se reproduisent. C’est normal, c’est la majorité. Les homos, les musulmans, les juifs pratiquants, ils râlent, ils veulent des lois et des règles pour leur minorité.

Ils se rendent pas compte que, ce faisant, ils mettent en péril ce qui est la base même de la démocratie. Si cette règle simple disparaît, la démocratie meurt avec elle pour laisser place à des groupes de pression, des lobbies, tout un système qui sera forcément injuste car il appartiendra à ceux qui manipulent. C’est à dire à ceux qui ont le pognon et les réseaux pour ça.

On en devine les prémisses. La discrimination positive, par exemple. Joli syntagme avec ce « positive » qui fleure bon le progrès et fait oublier le vilain « discrimination ». Belle atteinte à la règle républicaine du mérite. OK, on sait depuis Bourdieu que ce mérite n’est pas si méritoire. La discrimination positive, elle est faite pour les minorités « visibles ». Les pas Blancs, pour parler clair. Parce que si t’es juif, t’es pas une minorité visible vu que personne ne va encore regarder dans les calbuts. Remarque, tu peux te coller une kippa et une grosse étoile de David pour devenir visible. Pareil pour les homos : tu te fringues drag-queen et tu deviens minorité visible. On imagine le Conseil des Ministres choisissant un préfet : « Il nous manque un homo, non ? » « Non, Monsieur le Président, on en a deux » « Bien, très bien. Qu’est ce qu’on n’a pas ? »
Le plus rigolo, c’est que des hommes d’Etat issus des minorités visibles, on en a eu, et des bons. Gaston Monerville, Felix Eboué, Gabriel Lisette, trois noms qui me viennent sans que j’ai à chercher. J’ai la flemme de chercher. Le bien-pensant de service va s’exclamer : « Oui, mais ils ne sont pas nombreux » Bien sûr qu’ils ne sont pas nombreux, couillon, puisqu’ils sont minoritaires. « Oui mais leur pourcentage… » Ha ? s’il y a 10% de Noirs dans la population, il faut 10% de préfets noirs ? Et s’il y a 60% de cons, il faut 60% de députés cons ? Quoique…..

La majorité se sent coupable d’être blanche, catholique et hétérosexuelle. Elle pense au malheur d’être pas-Blanc, pas catholique ou homosexuel. En fait, elle chouine sur le malheur d’être minoritaire alors que ça n’est ni un malheur, ni un bonheur. Juste un pourcentage. Faut surtout pas suggérer de regrouper les minoritaires, t’en as toujours un pour dégainer le mot « ghetto ».

Je me contente de constater. Le principe démocratique de majorité est en train de mourir tranquillement. Parce que faut pas croire, ça finira par la politique, c'est déjà bien enclenché. Par exemple, on fait des lois fiscales pour protéger la minorité ultra-minoritaire des très gros contribuables. On admet sans barguigner que y’a des minorités utiles : les dirigeants des sociétés cotées par exemple. Qui sont les seuls à avoir droit à des primes quand ils se plantent.

En fait, ce qui fait problème, c’est la démocratie (le premier qui cite Churchill sera puni). Tu prends un pays pas trop démocratique comme l’Arabie Saoudite, pas la peine de pleurnicher que tu vas tomber en hypocochonémie, y’a pas une tranche de lard pour toi et tu bosses le dimanche. Les mecs, ils sont majoritairement musulmans et ils te le font savoir. (Pour les ignorants, l’hypocochonémie est une pathologie liée au manque de cochon dans son assiette). Les pays musulmans, le principe de majorité, ils l’appliquent. A la schlague si nécessaire.  On rigole pas avec la parole de Dieu.

On connaît. Hitler, en 1933, il a été élu démocratiquement. Après quoi, il a décidé que sa majorité était éternelle et la rigolade a été terminée. « Bulletin de vote » est devenu un gros mot. Parce que l’essence de la démocratie, c’est la possibilité de changement, pour que la minorité devienne à son tour majoritaire. C’est ça qui entretient l’espoir, qui cimente les militants, qui couvre les boulevards de foules enthousiastes brandissant le drapeau rouge du renouveau.

C’est ça le langage à tenir aux minoritaires. Bosser, militer, faire du prosélytisme pour que leur minorité accède enfin au statut privilégié de majorité. J’admets, y’en a, c’est pas très réaliste. Les handicapés, les homosexuels, ils ont du chemin à faire. Mais doit-on s’empêcher de prendre la route au motif qu’elle est longue ?

Le truc bien, c’est que tu peux être à la fois majoritaire et minoritaire. Karoutchi, par exemple, majoritaire avec Sarkozy mais sexuellement minoritaire. Y’en a, ils sont que minoritaires, mais ils sont vraiment pas nombreux, et pour cause. Si tu te démerdes bien, tu peux jouer sur tous les tableaux, prendre les avantages qui te conviennent dans la majorité et ceux qui t’arrangent dans la minorité. Bref, on en vient à la démocratie à géométrie variable. Le pas de bol, c’est moi : minoritaire politiquement (pour l’instant), mais Blanc, catholique (pas trop, mais baptisé et donc j’y ai droit), hétéro, pas pacsé mais marié, pas handicapé. Normal, aurait dit Coluche.

Le lobbying des minorités, finalement, c’est bien utile parce que ça fout le bordel. Et le bordel, c’est pain bénit pour ceux qui n’aiment pas trop la démocratie. Ceux qui préfèrent contrôler une manif de 3000 drag queens que 300 000 prolos défilant de la République à la Bastille. Les minoritaires qui gueulent sont des cons. Ils offrent au pouvoir en place la merveilleuse occasion d’appliquer sans se compliquer la vie la classique maxime : diviser pour régner.

J’ai pensé à tout ça quand le Besson il m’est tombé dessus avec son « identité nationale ». Déjà, le concept, il le sort comme un revolver à propos de la burkha. Il a tout faux, le Iago de Sarko. L’identité nationale, s’il y en a une, elle est laïque et elle n’a rien à faire de la burkha, ni de la kippa ou du crucifix (tiens, Word est tendancieux, il reconnaît kippa mais pas burkha). Il va avoir du mal, le largueur de géographes. Depuis le temps qu’on gouverne par petits paquets, pour recoudre l’ensemble va lui falloir un manuel de patchwork. En fait, il en a pas trop envie, c’est juste pour faire du bruit avec la bouche. J’imagine pas l’Union nationale derrière Eric Besson comme en 14 derrière Clémenceau. Ou alors si j’imagine, c’est plutôt le peuple courant derrière Besson comme une meute de lévriers derrière un lapin. Fantasme.
Pour illustrer le débat, Libération nous sort une sociologue qui affirme que pour la plupart de nos concitoyens, l’identité c’est d’abord la commune. Formidable avancée : Maurice Agulhon l’avait parfaitement théorisé en 1989 en réfléchissant au Bicentenaire de la Révolution. Vingt ans pour qu’une idée arrive dans le grand public, c’est bien la peine d’avoir Internet…. Agulhon prétendait qu’une des forces de la Révolution, c’est d’avoir fait prendre conscience d’un concept, la Nation, à des gens qui ne voyaient pas plus loin que les limites de leur paroisse. Il expliquait combien la Nation était abstraite et combien il fallait faire un effort pour la concevoir. Concevoir que le vote d’un mec que t’as jamais vu, qui vit dans un bled que tu verras jamais, peut décider de ton avenir. Imaginer que tu es dans le même bateau que ce drôle de bonhomme qui cause même pas comme tout le monde. Tout ce bel édifice qui a été détricoté avec soin depuis une cinquantaine d’années pour arriver à la sublimation de l’individu parce que l’individu, seul, ne peut rien remettre en cause. Et surtout pas le bel ordre politique et économique qui nous gouverne.

En fait, Besson, il arrive au nec plus ultra de la communication politique : il traite la majorité comme une minorité. Il prend un segment d’électorat auquel il promet de s’occuper de lui. C’est bien, ça permet à tout un chacun de réfléchir sur ses particularités. Plus encore, sur celles des autres, ceux qui sont pas tout à fait comme nous. Son débat pour regrouper, ça va tourner à la méga-division.

Moi, ça m’a permis de me trouver enfin une appartenance minoritaire. Je fais partie de ceux qui chantent pas la Marseillaise. Même dans les stades (enfin, quand j’y vais). J’aime pas cette musique et j’aime pas ces paroles avec des vers de mirliton. J’étais tout content jusqu’à ce qu’un bon copain se foute de ma gueule. Il paraît que les non-chanteurs de Marseillaise sont majoritaires. C’est bien ma veine….

Le débat de Besson (j’ai envie d’écrire Baissons mais j’ose pas), c’est la dernière balle pour tuer Marx. Prolétaires de tous les pays… Le grand Karl, il se demandait pas si t’es blanc, noir ou gris, circoncis ou bouffeur de cochon, il met tout le monde dans le même panier. Son truc, c’est « les baisés, levez vous, vous êtes majoritaires ». On appelait ça la pensée de gauche. C’était dans un autre monde, un autre temps, un temps où l’homme s’effaçait devant le groupe. Duvivier filmait La Belle Equipe, un groupe de prolos qui voulait améliorer la vie des autres. Aujourd’hui, la belle équipe c’est deux cents mecs sur Facebook, chacun chez soi à branloter le Pentium en croyant avoir des « amis ».

Alors, on cause, on débat (débat démocratique, ça va de soi). On cause de l’Islam, des Roms, des expulsés et comme ça, on cause pas du reste : des ministres multicasquetés, de l’économie qui part en sucette, de l’immense fossé qui se creuse entre les deux extrêmes de la société. On cause parce que c’est vachement bien de se sentir chevalier blanc. On cause et on s’engueule. On est dans la même barque, on a les mêmes problèmes et les mêmes difficultés mais on en vient à se diviser sur des sujets somme toute mineurs. On oublie que le problème, c’est pas les Roms, c’est cette Europe mal foutue qui fait du social la dernière roue du carrosse. Ne parlons pas des Roms, parlons de l’Europe pour nous retrouver. Cherchons les causes avant de nous exciter sur les conséquences.

Et acceptons la règle démocratique. Personne n’a jamais changé les choses dans son coin.

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